Catégories
Articles

Le darwinisme comme “programme de recherche métaphysique”

Lorsque Karl Popper a qualifié le darwinisme de « programme de recherche métaphysique », il ne soupçonnait sans doute pas l’ampleur de la réaction provoquée par cette déclaration…

La controverse du British Museum

Lorsque Popper émit l’idée que le darwinisme constituait un “programme de recherche métaphysique”, il est probable qu’il était loin d’envisager les controverses qu’il était sur le point d’engendrer.

Certains de ses propos sur l’épistémologie de la biologie avaient déjà prêté à polémique, mais c’était dans une bien moindre mesure à ce qui s’ensuivit après que le philosophe ait réuni au sein d’une même phrase les mots « sélection naturelle » et « métaphysique »…

Ce cocktail devint incontestablement explosif lorsque le British Muséum d’Histoire Naturelle l’utilisa pour justifier certains choix épistémologiques en faveur des conceptions cladistes et saltationniste de l’évolution[1].

Certains propos outragèrent des scientifiques. Les responsables du musée avaient par exemple cité ce texte de Popper :

Une théorie, même une théorie scientifique, peut devenir une mode intellectuelle, un ersatz de religion, une croyance dogmatique. [2]

Une controverse qui dura non moins de 10 ans s’ensuivit ! Lancée par L. B. Halstead[3] et relayée par le magazine Nature, elle toucha au Marxisme, au Créationnisme, au Cladisme et à la nature de la théorie de l’évolution.

Les Créationnistes, notamment, utilisèrent les propos de Karl Popper pour raviver le foyer théorique de leur lutte contre les thèses évolutionnistes. Les écrits du philosophes étaient également invoqués pour soutenir des interprétations diverses dans les débats entre défenseurs et opposants au cladisme.

Ce remue-ménage finit par pousser le philosophe à intervenir. En octobre 1991, la rédaction de The New Scientist, ayant alors pris le relais du magazine Nature pour se faire le forum des discussions[4], vit parvenir jusqu’à ces bureaux une lettre de Sir Karl Popper dans laquelle celui-ci tâchait de clarifier ses vues :

Certaines personnes pensent que j’ai dénié le caractère scientifique des sciences historiques, telles que la paléontologie ou l’histoire de l’évolution de la vie sur terre ; ou, par exemple, de l’histoire de la littérature, des technologies, ou des sciences.

Ceci est une erreur, et je souhaite ici affirmer que ces sciences historiques ont à mon avis caractère scientifique : leurs hypothèses peuvent dans bien des cas être testées.

On dirait que certaines personnes pensent que les sciences historiques ne sont pas testables parce qu’elles décrivent des événements uniques. Néanmoins, la description de faits uniques peut souvent être testé en en dérivant des prédictions ou rétrodictions testables.[5]

Précautionneux, Karl Popper évite ici toute mention du caractère infalsifiable de la théorie darwinienne.

Pour David L. Hull, Karl Popper aurait gagné à adopter plus tôt cette attitude. Certains de ses propos furent en effet mal interprétés. De plus, à l’époque où il parlait du darwinisme comme d’un « programme de recherche métaphysique », il était sans aucun doute « conscient de l’existence d’une vaste littérature où le mot « métaphysique » est péjoratif.[6] » La forte audience dont il jouissait auprès des scientifiques comme auprès du grand public, l’autorité qu’il incarnait en matière d’épistémologie, auraient du, selon Hull, s’accompagner d’un sentiment accru de « responsabilité morale »[7].

Certains ont en effet vu dans cette hypothèse poppérienne, une dénégation de scientificité au darwinisme. Mais ils ne sont pas dans le vrai, puisque l’emploi que fait Popper du terme « métaphysique » est tout à fait particulier. Il n’a pas, dans sa pensée, les connotations négatives que lui attribuent les Néo-positivistes[8].

Bien au contraire, l’épistémologue estime que certaines conceptions métaphysiques ont joué un grand rôle dans l’histoire de la science[9], et lui-même tenta d’établir une philosophie mêlant le réalisme, l’indéterminisme et l’objectivisme.

Croire que Popper oppose la Science à la Métaphysique résulte d’une cruelle mécompréhension de ses thèses…


[1] Voir HULL L. David, “The Use and Abuse of Sir Karl Popper”, Biology & Philosophy, 14, pp. 495-499.
[2] Karl Popper cité dans THUILLIER Pierre, Darwin & C°, Bruxelles, Editions Complexes, 1981, p. 115.
[3] HULL L. David, op. cit., p. 495.
[4] Les rédacteurs du magazine Nature avaient décidé de clore les débats en juillet 1991. Ce fut L. B. Halstead, qui avait lancé le débat, qui s’y exprima le dernier. Cf. HULL David L., op. cit., p. 496.

[5] Cité in op. cit., p. 497. « […] some people think that I have denied scientific character to the historical sciences, such as paleontology, or the history of evolution of life on Earth ; or to say, the history of literature, or of technology, or of science. This is a mistake, and I here wish to affirm that these and other historical sciences have in my opinion scientific character : their hypotheses can in many cases can be tested. It appears as if some people would think that the historical sciences are untestable because they describe unique events. However, the description of unique events can very often be tested by deriving from them testable predictions or retrodictions. »
[6] « He was aware of a very large literature in which « metaphysical » is a bad word. » Op. cit., p. 499.
[7] « Bien que le Créationnisme ne constituât pas à cette époque une force aussi majeure dans les Iles Britanniques que dans ses anciennes colonies, Popper devait au moins être vaguement conscient du fait que qualifier la théorie de l’évolution de programme de recherche « métaphysique » pouvait aider les Créationnistes à instaurer l’enseignement des histoires bibliques dans les classes de biologie. » (« Although Creationism at the time was not the major force in British Isles that it was in the former colonies, Popper still might have been at least dimly aware that terming evolutionary theory a « metaphysical » research programme might aid Creationists in getting Bible stories taught in biology classes. ») Ibidem.
[8] Popper fut longtemps considéré comme un représentant du « Cercle de Vienne ». C’est effectivement au sein de ce groupe de penseurs qu’il se fit connaître, mais en effectuant une critique radicale de leurs thèses.
[9] Cf. POPPER Karl R., La Quête inachevée, op. cit., pp. 213-214.

Une réponse sur « Le darwinisme comme “programme de recherche métaphysique” »