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L’identité de la vie et de la connaissance dans la pensée de Karl Popper

Pour Karl Popper, l’apparition de la vie et celle de la connaissance coïncident. Le philosophe explique pourquoi « le savoir est contemporain de la vie ».

L’hypothèse poppérienne selon laquelle l’évolution procède par l’établissement successif de nouvelles « connaissances a priori » sur l’environnement, s’applique aussi à l’apparition de la vie en tant que telle.

Karl Popper l’explique en 1986, lors d’une conférence intitulée « La position gnoséologique de la théorie évolutionnaire de la connaissance[1] ». Pour illustrer cette idée, le philosophe procède à une expérience de pensée.

Imaginons, dit-il, que l’on puisse, dans un tube à essai, créer la vie « sous forme d’un ou de plusieurs gènes ; admettons que nous ayons un gène relativement simple dont la duplication s’effectue.[2] » Cette éventualité est hautement improbable, parce que le tube à essai constitue un environnement très pauvre et qu’il n’y a « aucune raison de penser que cette vie est adaptée à un test-tube[3] ». Il faudrait au contraire « adapter l’environnement pour la vie » : en installant un « supermarché », afin qu’elle puisse se nourrir, un « système d’évacuation des eaux sales », et des « écoles » (« pour éloigner les enfants : le but véritable des écoles[4] »).

Par cette expérience mentale, Popper veut attirer l’attention sur deux faits.

. Premièrement, « sur le fait que la simple apparition de la vie ne résout aucun problème[5] » : comment expliquer, en effet, que la vie soit adaptée à son environnement ?

. Deuxièmement, sur « l’improbabilité de la coïncidence de la vie avec un environnement possible pour elle[6] ». Ainsi peut-il dire :

Je pense que la vie a du naître des millions de fois, avant de trouver un environnement auquel elle était adaptée. Que la vie soit née d’un contexte chimique tel ou tel, que nous ignorons, ne signifie pas du tout qu’elle soit apparue dans un environnement dans lequel elle pouvait subsister.[7]

La conclusion que Popper tire de son expérience nous amène à l’hypothèse de la naissance simultanée de la vie et de la connaissance. Pour le philosophe, l’adaptation (de la vie à son environnement) représente en effet « une espèce de connaissance[9] » :

Dès le début, c’est-à-dire a priori, la vie doit savoir à peu près autant sur le milieu, que, dans notre expérience mentale, nous devions savoir sur la vie et sur ses besoins, afin qu’elle puisse subsister : l’adaptation est une forme de savoir a priori.[10]

Ce type de connaissances est le plus général qui soit ; il représente les caractères indispensables à la vie et s’apparente à ce que Pierre-Paul Grassé désigne comme les caractères « nécessaires » de la vie[11].

Pour Karl Popper, il s’agit là d’une « connaissance générale » :

Je pars donc de l’idée que, dès son origine, la vie a dû développer une anticipation des conditions durables de vie. Et elle ne devait pas seulement être adaptée à ces conditions momentanément, mais sur une certaine période. […]

Nous arrivons donc à la conclusion suivante : dès le début, la vie doit anticiper d’une certaine façon l’avenir du milieu, c’est-à-dire toutes ses conditions futures.

Il en va peut-être d’heures seulement, peut-être de millions d’années. La vie doit être adaptée aux conditions futures du milieu ; dans cette mesure, le savoir général est antérieur au savoir du moment, au savoir particulier.

La vie doit avoir été dotée dès le départ d’un savoir général : le savoir que nous appelons communément la connaissance des lois de la nature.[12]

C’est en se référant à cette conception que le philosophe peut affirmer que « l’origine et l’évolution de la connaissance coïncident avec l’origine et l’évolution de la vie[13] » :

Un être vivant ne peut exister, et ne peut survivre, que s’il est dans une certaine mesure adapté à son milieu. On peut donc dire que le savoir –un savoir très primitif, naturellement- est contemporain de la vie.[14]


[1] POPPER Karl R., Toute vie est résolution de problèmes, op. cit., pp. 139-158.

[2] Op. cit., p. 144.

[3] Ibidem.

[4] Ibidem.

[5] Ibidem.

[6] Op. cit., p. 145.

[7] Ibidem.

[8] Ernst Mayr dit que considérer la vie comme une entité séparable des processus vitaux relève de la réification, et constitue un « grand danger » épistémologique. MAYR Ernst, Histoire de la biologie. Diversité, évolution et hérédité, p. 115.

[9] POPPER Karl R., Toute vie est résolution de problèmes, op. cit., p. 145.

[10] Op. cit., pp. 145-146.

[11] Pierre-Paul Grassé estime que c’est un truisme de dire que le premier être vivant, « formé de matériaux prébiotiques, satisfaisait pleinement aux conditions « nécessaires » à la vie, conditions immuables et réalisées dans les deux Règnes. », GRASSE Pierre-Paul, L’ évolution du vivant. Matériaux pour une nouvelle théorie transformiste, p.289. « La biogenèse étant réalisée, l’évolution n’a plus porté sur l’absolu mais sur le contingent ; autrement dit : au nécessaire s’est substitué l’utile. », ibidem.

[12] POPPER Karl R., Toute vie est résolution de problèmes, op. cit., pp. 146-147.

[13] POPPER Karl R., Un univers de propensions, op. cit., p. 63.

[14] Op. Cit., pp. 62-63.